Vie de la chorale

« Les chansons engagées contiennent l’Histoire, ça m’intéresse »

Anna

Anna Smati, nouvelle cheffe de chœur de l’Ut

Qui es-tu et quel est ton parcours ?

Je suis professeure de musique à la Ville de Paris, cheffe de chœur, et je donne quelques cours particuliers de piano. J’ai un parcours de musicienne et un parcours de cheffe de chœur atypiques. Pour résumer, je dirais que j’ai été formée à l’école publique et que je ne suis jamais allée au conservatoire. J’ai appris le piano et le chant, d’abord et surtout par le « faire ». À huit ans, j’ai commencé le piano aux Ateliers bleus de Paris. J’ai ensuite travaillé pendant dix ans avec mon professeur de musique au collège puis au lycée, qui, outre ses cours, montait des spectacles, comédies musicales ou opérettes. J’ai commencé à enseigner en tant que cheffe de chœur pour enfants, et là j’ai mis en pratique tout ce que ce prof m’avait appris. Et, en parallèle, avec des copains, nous avons préparé l’orchestre rock qui a accompagné le spectacle des enfants. Quelques années plus tard, en Tunisie, j’ai suivi des études de musicologie, musique orientale, tunisienne et occidentale, tout en enseignant à des enfants le piano puis la chorale. J’ai obtenu une maîtrise et je suis fière d’être sortie major de ma promotion. J’ai appris la direction de chœur et la direction d’orchestre ainsi que tous les métiers périphériques à la scène. À mon retour en France, j’ai suivi les cours de master à Paris 8 en didactique musicale et travaillé sur « musique et cerveau ». J’ai réussi le concours de professeur de la Ville de Paris. J’ai repris la chorale de l’Association des membres de l’ordre des palmes académiques (Amopa) après le départ en retraite du professeur dont je parlais tout à l’heure.

Pourquoi as-tu choisi de diriger L’Ut en Chœur ?

J’ai rencontré L’Ut en Chœur au moment du congé maternité de sa cheffe de chœur, Camille, que j’ai remplacée. J’ai aimé le challenge de reprendre son répertoire et de diriger la chorale, peu de temps – deux répétitions seulement – avant des concerts. J’ai travaillé sur l’intérêt du geste de la cheffe de chœur, dans un travail de conviction auprès des choristes. Il fallait que tous et toutes me regardent et ça a fonctionné ! Après ce défi personnel, travailler sur le texte, découvrir les chants, qui ne sont pas mon répertoire, et travailler sur le poids des paroles m’a beaucoup plu.

Justement, comment abordes-tu ce répertoire de chants de lutte et d’espoir ?

Le répertoire de l’Ut en Chœur m’a touchée. Dans le contexte académique, on s’extasie sur la beauté de l’art. Or, à ce moment-là, j’étais dans une quête où j’avais besoin de remettre la musique dans son contexte, à sa place dans la société. Les chants de l’Ut en Chœur ne sont pas des chants de scène, des chants, originellement, de musique. Ce sont des chants de texte ; musicalement, la mélodie aide à se souvenir des paroles. J’ai appris en Tunisie, pays de dictature, qu’on pouvait réécrire les livres d’histoire, mais pas les chansons qui se transmettent. Les chansons contiennent l’Histoire. J’aime bien, ça m’intéresse. Prendre les paroles et la mélodie pour en faire de la musique est une autre étape. C’est ce que j’aime dans les chants engagés. C’est vrai que ce répertoire est loin de ma formation, mais j’ai réalisé que j’en connaissais plusieurs. Cela m’a interrogée et je me suis souvenue que, gamine, mes parents m’emmenaient dans toutes les manifs ! C’est ma culture populaire ; ça m’a fait plaisir quelque part de ne pas me trouver « si trop » éloignée.

Qu’as-tu envie de faire avec ce répertoire ?

Le texte est très important, notamment dans les chansons en français. La parole mène et doit toujours être remise dans son contexte. C’est là que le côté « mise en scène » joue. Chaque chant est une scène, une pièce de théâtre, un numéro. Il faut le faire vivre, avec son début, sa fin, son univers. Un peu comme les chansons de Brel. Les présentations des chants proposées par l’Ut en Chœur donnent une distance, le contexte. La musique et le côté spectaculaire sont là pour témoigner, quelles que soient les paroles, que l’auteur avait quelque chose à sortir. Le côté musical sert à faire passer le pourquoi on en est arrivé là, par exemple à un appel à la violence comme dans La Danse des bombes. Les paroles seules ne suffisent pas. La musique donne l’atmosphère et sert à transmettre l’urgence. Pour les chants en langue étrangère, même si on choisit la chanson en raison des paroles, celles-ci ne passent pas, car le public, sauf exception, ne les comprend pas. On passe la musique. Pour ces chants, j’insiste sur la technique musicale. Les sons doivent être très justes et très beaux. Ensuite, ce sont les inflexions de voix qui font passer le message du verbe.

Tu travailles avec des enfants et des adultes. Comment adaptes-tu tes méthodes de l’un à l’autre ?

Le point commun entre les enfants et les adultes, c’est qu’ils sont des amateurs, au sens de « j’aime mais je n’ai pas la technique professionnelle ». Pour les deux, je lis la partition, je la transmets phrase par phrase, je la fais répéter. La méthode est la même, mais le discours n’est pas le même. Face aux enfants, je suis la prof, l’adulte ; ils n’ont pas le choix. Je réplique ce que j’ai appris de mes professeurs. J’ai mis des années à être face à des adultes. Ils sont mon employeur ; le répertoire est choisi par la chorale. En tant que cheffe de chœur, je suis là parce que la chorale a besoin d’un coup de main pour aller plus loin. Ma place est sur les « plus » que j’ai l’habitude de faire très vite : savoir à quel moment c’est le verbe ou la note qui compte ; trouver des astuces pour la mise en place rythmique ; réussir à attraper les notes dans la polyphonie ; faire la balance, c’est-à-dire aider les choristes à s’entendre, s’écouter, articuler un texte pour qu’il soit non seulement audible mais compris. J’apporte une oreille extérieure pour trouver, plus vite que les choristes, le détail et la solution. Mon rôle est là.

Comment te sens-tu dans l’Ut en Chœur ?

Je suis intégrée au niveau des choristes mais je ne me sens pas encore « dans » l’Ut en Chœur, dans le sens où je suis novice par rapport à l’histoire de la chorale, à son militantisme, aux expériences et aux connaissances des choristes. C’est pourquoi je ne peux pas trancher certaines choses. Je mets ce que je sais faire au service de la chorale : faire sonner les chants, avec des amateurs. Pour le reste, je découvre…

Quel est ton but avec l’Ut en Chœur ?

Mon objectif est que la chorale soit autonome sur chaque chant. Elle peut y arriver et j’essaie de donner toutes les billes pour ça. L’idée est qu’en concert, j’en fasse le minimum, et que les choristes aient les oreilles pour chanter le chant, le maîtriser et le donner au public. Il faut du temps pour apprendre à s’écouter, écouter le pupitre, écouter les autres voix pour chercher la justesse et la cohérence, et enfin écouter le son qui revient de la pièce pour avoir le volume d’ensemble.

Qu’attends-tu des choristes par rapport à cet objectif ?

J’espère d’abord que ce travail intéresse les choristes autant que moi. J’attends d’elles et d’eux qu’ils travaillent avec moi, qu’ils me disent où ils en sont pour que je puisse répondre à leurs besoins, et non pas faire avec ce que je suppose. Le chœur est une multitude d’individus. J’attends de l’individuel, que chacun·e ose me dire là où elle ou il est à l’aise ou non, et me demander de travailler telle ou telle phrase. Sinon, cela fragilise l’ensemble. J’espère aider chacun·e à évaluer ses capacités. Et puis j’attends que les choristes me fassent confiance et acceptent de sauter dans le vide quand je leur demande ! Même s’ils ont peur, il faut essayer, savoir écarter sa partition et fermer les yeux. C’est difficile mais ça se fait avec le temps. J’attends aussi qu’on me dise quand je suis dans le « trop » car j’envoie de l’énergie, beaucoup d’énergie, parfois trop. Je ne m’arrête plus… Là, il faut vraiment me le dire !

Propos recueillis par Nathalie Levray